Chapitre 20

Rebeke se tenait près de la porte du Limbreth. Un vent de ténèbres sifflait bruyamment à travers les rues, porteur de suffisamment de poussière cinglante pour tromper les yeux et les oreilles de tous ceux encore susceptibles d’arpenter la nuit. Rebeke elle-même portait une nouvelle robe, du bleu le plus sombre que le teinturier avait pu produire, pratiquement noire. Elle se fondait parfaitement avec la teinte du mur plongé dans l’ombre. À ces côtés se tenait une autre silhouette, entièrement revêtue de noir, attendant son appel.

Rebeke ferma les yeux et ses doigts au toucher hyper sensible tracèrent le contour de la fissure qu’était devenue la porte. À l’intérieur, ce n’était que ténèbres et, au premier coup d’œil, rien ne la différenciait des autres craquelures qui se développaient lentement le long des murs antiques. Rebeke laissa ses mains retomber à ses côtés. Elle se mit en quête à l’intérieur de son esprit, utilisant les pouvoirs d’une race désormais éteinte. Et au fin fond de son cerveau transmuté s’éveilla une connaissance plus proche de l’instinct que du souvenir. Elle parcourut de nouveau du doigt le contour de la porte, mais cette exploration n’avait rien à voir avec le toucher. Elle pouvait le voir, ce nœud étrange, dans la toile entre les mondes qui rapprochaient deux endroits si éloignés au sein d’une étrange conjonction. Les processus qui avaient ouvert la porte entre les mondes étaient plus complexes encore. Cela revenait pratiquement à transformer l’irréel en réalité. Rebeke frissonna à la vue d’une magie aussi profonde et trembla de nouveau, avec crainte, en réalisant sur quelles connaissances imparfaites le sort était basé. Les Limbreth accomplissaient cela comme des enfants auraient creusé un tunnel dans une dune de sable, ne voyant que la facilité avec laquelle on pouvait creuser et non le terrible danger que représenterait un effondrement.

Elle rechignait à l’idée d’ouvrir encore la porte. Mais il était trop tard. Avec ou sans elle, les Limbreth le feraient. Yoleth avait éveillé en eux une faim particulière qu’ils avaient l’intention de rassasier. Le Gardien, dénué des informations que Rebeke possédait, avait déjà commencé sa tâche. Elle laissa les Limbreth partager leurs pensées avec elle par l’intermédiaire de l’esprit du Gardien. Et alors le flot des Limbreth les pénétra tous les deux. Leur résister à présent, crier face au danger, serait revenu à garantir un effondrement. Elle soumit donc sa volonté à la leur et les laissa puiser dans ses forces. Elle sentit leur plaisir tandis qu’ils découvraient en elle un puits de détermination tel qu’il n’en avait jamais rencontré auparavant. Au début, elle dut se faire violence pour rester ouverte à leurs demandes mais, graduellement, elle en vint à voir la direction dans laquelle ils œuvraient. Lentement, elle entreprit de reprendre une partie du contrôle d’elle-même. Elle sentit qu’ils en étaient outragés mais elle les ignora. Elle se mit à tisser et à faire tournoyer la réalité avec habileté, tout comme eux le faisaient, mais avec une petite différence. Elle les suivait, étayant ce qu’ils avaient mal coupé, renforçant les endroits que leurs creusements profonds avaient affaiblis. Mais même ainsi, même avec son aide, la porte restait des plus fragiles, à peine plus qu’un vœu prononcé au cœur de la nuit. Le passage de Vandien avait causé plus de dégâts que les Limbreth ne le pensaient. Rebeke sentait les pressions obliques qu’il avait causées en traversant et l’aspect tortueux des réparations effectuées par les Limbreth. Et pourtant, c’était là-dessus qu’ils devaient ouvrir la porte ce soir. Faites qu‘elle tienne, implora-t-elle en direction de la lune, pour une nuit de plus ; et pas plus que cela !

La porte s’ouvrit, avec une lueur d’abord, suivie d’un éclat chaud et rouge qui tranchait et repoussait la nuit pour se faire une place au sein de ce monde. Elle s’étendit, plus haute, plus large, et les Limbreth en furent plus satisfaits que ne l’était Rebeke. Elle restait debout, les yeux clos, les muscles noués de tension, effrayée là où eux se disaient prêts. Ne voyaient-ils donc pas ? Ne voyaient-ils pas à quel point cet édifice était fragile ? Ils appelaient cette ouverture une porte ? Cela ressemblait plus à une ponction dans une outre. Mais ils en avaient terminé et leur Gardien venait de pénétrer à l’intérieur, utilisant sa présence pour maintenir l’ouverture entre les deux mondes. Une âme courageuse, songea Rebeke avec admiration. Et puis non : elle ne vit soudain en lui qu’un morceau ignorant des Limbreth, un pion qu’ils n’hésiteraient pas à sacrifier. Elle eut presque pitié de lui.

— La porte est ouverte.

La voix du nouveau Gardien résonnait avec fierté. Sa tête trapue se tourna vers elle comme s’il pouvait la voir.

— Où sont ceux qui vont emprunter la porte ? Qu’ils s’avancent.

— Je suis Rebeke, des Ventchanteuses, lança Rebeke d’une voix grave et formelle.

— Nous savons cela, nous savons cela ! l’interrompit l’autre. Mes Maîtres m’ont tout dit ; et nous t’attendions. As-tu apporté ce que tu avais promis ?

— Je n’ai apporté personne. Celui qui vient, vient de sa propre volonté. Ton maître devra appeler l’autre individu qu’il a choisi.

Pendant un moment, le Gardien inclina la tête, comme s’il écoutait quelque chose.

— Oui, c’est exact. C’est ce qui était prévu. Ce n’est pas la manière dont les choses sont habituellement faites, ni la manière dont on m’a originellement entraîné. Mais ce sont les Maîtres. Je sers les Limbreth, de toutes les manières qu’ils pourront souhaiter. Nous sommes donc prêts.

— Ceux pour lesquels j’ai conclu l’accord sont-ils prêts eux aussi ? voulut savoir Rebeke.

— Ils approchent en ce moment même. Il a été difficile de les mener jusqu’à toi, et mes Maîtres souhaitent que tu t’en souviennes. Il aurait été bien plus simple de les détruire. Au départ, ils ont tenté d’utiliser la violence contre le peuple de mes Maîtres. Mais ils ont vu la lumière et la force de mes Maîtres, et ont été jetés à genoux. Ils viendront, comme il leur a été ordonné, et nous les avons rendus impatients d’utiliser la porte. Tout se passera comme tu le désires.

— Puis-je les voir ?

Ce n’était qu’une formule de politesse. Alors même qu’elle posait la question, Rebeke avait envoyé ses sens de Ventchanteuse explorer l’autre côté de la porte. Elle entra presque immédiatement en contact avec l’aura de Ki, une forme qui lui était familière, bien qu’elle ait subtilement changé. Elle espérait que les différences n’étaient dues qu’aux distorsions causées par la porte. Elle emprunta les sens de Ki et prit conscience de la présence de Vandien ainsi que d’une autre créature, sans doute la « Brurjan à l’esprit dérangé » dont les Limbreth lui avaient parlé. Elle se demanda ce qu’ils allaient faire d’elle, puis abandonna sa réflexion en songeant que ce n’était là que spéculations immatures. Elle n’allait pas perdre son temps à essayer de comprendre les Limbreth. Elle réintégra son corps pour entendre le Gardien lui dire, avec une expression de regret poli, qu’il ne pouvait pas les lui montrer avant qu’ils ne pénètrent à l’intérieur de la porte. Elle réfréna son impatience. Elle finirait par récupérer Ki et Vandien.

— Alors commençons. La nuit de mon monde est déjà bien avancée, et il serait préférable que nous ayons fini avant l’aube.

— D’accord. Faites avancer votre offrande, et nous convoquerons l’autre.

Le cœur de Rebeke parut s’arrêter l’espace d’un instant. Elle croyait s’être endurcie en prévision de ce moment ; non, elle pensait s’être convaincue que c’était la meilleure option pour tous ceux impliqués. Pourtant, sa gorge se serra et elle ne put prononcer le mot qui ferait bouger son compagnon. Elle s’enfonça dans les ombres et, par le toucher, fit connaître sa volonté.

Il s’avança à pas légers. Elle examina ses traits rêveurs sous le turban de Ventchanteuse bleu qui encerclait son front et maudit le démon, quel qu’il fût, qui l’avait incitée à l’habiller ainsi. La cape, noire et courte, était coupée dans le style qu’il avait toujours affectionné. Sa chemise était d’un gris pâle et soyeux, ouverte sur sa gorge pour exposer son pouls battant. Elle était de la même teinte que ses yeux, si tranquilles et perdus dans le vague du fait du lien que Rebeke avait tissé entre eux. Son visage n’arborait aucune ride ; aux yeux de tous, il avait l’apparence d’un garçon qui vient à peine de devenir un homme, tout juste réveillé d’un sommeil empli de rêves agréables. Elle tendit la main pour annuler le lien.

— Mes Maîtres disent qu’ils peuvent lui faire passer la porte dans cet état. Il causera moins de soucis ainsi.

— Non ! (La voix de Rebeke se brisa brutalement.) Non, il va entrer en sachant ce qui l’attend et qui l’y a envoyé.

Le Gardien est aveugle, murmura une petite voix dans son for intérieur, et ceci pourrait être le dernier baiser que tu auras jamais envie de donner.

Mais elle n’en fit rien. D’un mouvement tournant du poignet, elle relâcha son étreinte sur l’esprit de Dresh. Elle laissa cependant intacte la rune de ciel faite d’argent ouvragée et épinglée sur la cape. Celle-ci maintenait le corps du magicien sous sa coupe.

— Rebeke ?

Dresh lança autour de lui des regards surpris, mais s’adapta rapidement.

— Une belle nuit pour une balade à travers l’antique Jojorum. Je prendrais volontiers ton bras, si je pouvais bouger le mien.

— C’est la dernière nuit que nous partagerons, Dresh. Pourtant, je voudrais que tu saches que je n’agis pas par méchanceté. Si je te laissais partir, je passerais le reste de ma vie à m’inquiéter de ce que tu pourrais faire. Mais te garder dans un puits comme on garde un livre sur une étagère nous rabaisse tous les deux, moi plus encore que toi.

Un sourire naquit sur les lèvres du magicien.

— Mais pourquoi m’avoir lié ainsi ? Tu m’as informé de ta décision. Au moins pourrai-je exister. C’est bien la vérité ?

Il avait posé la question au Gardien.

— Mes Maîtres ont donné leur parole qu’il en serait ainsi, et ils ne mentent jamais, répondit le Gardien avec emphase. Ils ont examiné celui-ci et le trouvent conforme à leur désir. Il est acceptable pour l’échange.

— Mais...

— Chut, lui dit Rebeke, sans agressivité, en maintenant fermées les lèvres de Dresh par la force de sa volonté.

Elle détourna les yeux de son visage. Elle ne voulait plus croiser son regard.

Le Gardien s’était accroupi au milieu de la porte. Rebeke pouvait sentir le pouvoir s’engouffrer à travers lui comme le vent entre les interstices d’une porte endommagée. Il servait de relais aux énergies qui s’écoulaient à travers la porte, et qui cherchaient, cherchaient, jusqu’à trouver le cristal qui pourrait les focaliser et les rendre irrésistibles. L’ordre était aussi clair qu’un cri dans la nuit. Les sens aiguisés de Rebeke se recroquevillèrent sur eux-mêmes en l’entendant et elle fut heureuse que l’appel ne lui ait pas été adressé.

Sa cible était loin. Tous attendirent en silence. Pour se distraire, Rebeke tenta de percer le voile de la porte de ses propres yeux mais n’y parvint pas. Ses autres sens lui confirmaient la présence de Ki et Vandien de l’autre côté, plus proches qu’auparavant et se hâtant dans sa direction. Elle essaya de puiser du réconfort dans cette pensée et d’oublier le silence du magicien à ses côtés.

Elle survint en chevauchant un vent venu d’au-delà de la nuit, voyageant depuis son antre jusqu’à la porte par des chemins que seule une Maîtresse des Vents pouvait emprunter. Rebeke la perçut d’abord comme une brise, puis comme une colère suspendue dans l’air mouvant, masquant maladroitement un sentiment de panique.

La créature, invisible aux yeux non initiés, la déposa dans la rue. Son capuchon était de travers et les traits de son visage emplis de haine. Yoleth des Ventchanteuses n’était pas venue de son plein gré. Elle n’avait pas été cueillie durant son sommeil, ou sous l’effet de l’alcool ou du chagrin. Mais elle n’en était pas moins venue. Elle avait été amenée ici par la force de la gemme d’appel qui semblait s’être fondue dans la peau de sa main et lui lançait des ordres d’une voix impérieuse. Elle s’avança vers la porte, les jambes raides.

Ce n‘est que justice, se répétait Rebeke.

La résistance paniquée de Yoleth réclamait toute sa volonté mais ne lui servait à rien. Et la terreur la rendait silencieuse.

— Etes-vous satisfaite du cadeau que vos talents vous ont permis d’arracher aux Limbreth ? demanda Rebeke d’une voix aussi dure que la gemme. Rejoignez donc l’endroit que vous avez préparé pour vous-même.

Touchant légèrement l’épaule de Dresh, Rebeke le déplaça à ses côtés. Ils évoquaient un couple de mariés participant à quelque cérémonie blasphématoire. Elle repoussa une mèche de cheveux hors des yeux de Dresh et, cette fois, ne résista pas à son impulsion. Elle posa ses lèvres fraîches et écailleuses sur la joue lisse de Dresh dans un baiser d’adieu. Elle se demanda un instant qui cela était supposé réconforter. Puis elle libéra la voix du magicien.

Ses yeux gris rencontrèrent les siens et s’y plongèrent.

— Viens avec moi.

Sa voix était douce, dénuée de toute influence magique.

— Peut-être que dans ce monde, nous pourrons redevenir ce que nous avons été autrefois.

— Il n’y a aucun monde où nous pourrions être ensemble et en paix. Ni l’un ni l’autre d’entre nous n’est fait pour cela. Mais je te souhaite malgré tout de vivre heureux.

Elle se détourna de lui.

— Nous sommes prêts, annonça-t-elle au Gardien.

— Nous de même. Qu’ils entrent.

Un geste de la main de Rebeke et une traction opérée par la gemme firent avancer Dresh et Yoleth. Au tout dernier moment, la main de Rebeke jaillit pour arracher la rune de la cape de Dresh. Il se débattit pendant un instant mais l’attraction de la porte s’exerçait déjà sur lui et il entra lentement.

— Une fois de l’autre côté, tu seras libéré du contact de ma volonté, dit Rebeke tout en sachant que ses mots ne passeraient pas le seuil de la porte.

Elle jeta un regard au sein de la brume rougeâtre et se raidit en voyant la Brurjan entrer brusquement dans son champ de vision.

 

La pluie n’avait jamais cessé. Bien que les Limbreth aient paru désireux de leur montrer la porte, ils n’avaient, semble-t-il, pas ressenti l’envie de rendre leur voyage rapide ou plaisant. Ils avaient émergé des derniers lambeaux de forêt au milieu d’une prairie d’herbes hautes. Hollyika avait juré dans la langue sauvage des Brurjan en découvrant que la porte n’était guère plus qu’une fissure rouge dans la nuit. Mais, alors qu’ils s’avançaient dans sa direction, la fissure s’était élargie et avait retrouvé sa forme habituelle, celle d’un portique rouge qui leur faisait signe dans les ténèbres. Hollyika avait marqué un temps d’arrêt devant la porte et tiré sur la longe afin d’amener Sigurd à ses côtés. Vandien chevauchait sur le flanc de Ki. Il lui décocha un coup d’œil. Le visage de la Romni était indéchiffrable. La lumière rouge teintait sa peau d’un éclat qui aurait paru sain si son visage n’avait pas été aussi émacié.

Vandien plongea son regard au sein de la porte pour découvrir le Gardien, semblable et en même temps différent de celui qu’il avait affronté pour traverser. Il leur tournait le dos et Vandien se demanda à qui il parlait. Enfin la porte était là, après de longues recherches, mais son cœur ne recelait aucune joie, car l’heure était venue de se séparer. Il tira son poignard pour trancher les liens qui retenaient les poignets de Ki.

— Ne touche pas à ça, siffla Hollyika.

— Tu as donné ta parole, lui rappela Vandien.

Il ne connaissait pas suffisamment bien les Brurjan pour pouvoir déchiffrer l’expression de son visage.

— Qu’est-ce qu’une promesse faite à quelqu’un avec qui tu n’as pas partagé du sang chaud ? chuchota Hollyika d’un air imperturbable. Retiens ta langue trop bien pendue et sois prêt à faire exactement ce que je te dirai, sans quoi ton amie Romni payera pour toi.

Ki se tourna vers lui et leurs regards se croisèrent. Ses yeux le suppliaient mais ses lèvres restaient muettes et il fut incapable de savoir ce qu’elle attendait de lui. Le Gardien avait tourné son attention vers eux.

— Nous allons traverser, annonça Hollyika avant qu’il n’ait pu parler.

— Oui. Oui, confirma le Gardien. Toi et l’homme. Tout a été préparé, tout va s’équilibrer. Soyez prêts à vous avancer lorsque je vous en donnerai le signal.

Il se tourna vers Ki.

— Vous pouvez prendre l’animal sur lequel elle est juchée. Mes Maîtres n’en auront aucun usage.

— Nous non plus, prétendit Hollyika.

Elle laissa tomber la boucle de la longe sur le sol humide. Vandien retint sa respiration. Ki restait assise, aussi immobile qu’une pierre.

— Dans ce cas, entrez à présent, leur demanda le Gardien.

Il tourna ensuite sa tête dénuée de regard vers l’autre côté.

— Nous de même, répondit-il à un commentaire inaudible. Qu’ils entrent.

Hollyika lança un ordre en brurjan à son cheval et Noir bondit en avant comme si on l’avait poignardé. La boucle de la longe, que Hollyika avait pris soin d’abandonner bien en vue, se raidit soudain et Vandien vit que son extrémité était en réalité nouée au pommeau de selle de Hollyika. Sigurd hennit sous l’effet de la brusque traction mais n’en suivit pas moins le destrier. Sigmund pouvait tout à fait ignorer les coups de talons paniqués de Vandien, mais pas le fait de voir son compagnon partir sans lui. Lui aussi s’engagea à l’intérieur de la porte.

Celle-ci les reçut comme la marée montante. Vandien fut suffoqué par la pression. Les chevaux se débattaient comme du bétail piégé dans un bourbier. Noir était furieux, son mors couvert de bave rosâtre, ses sabots à la recherche d’une cible. L’atmosphère épaisse le frustrait, transformant ses attaques mortelles en mouvements barbotants. Vandien fut vaguement conscient d’une Ventchanteuse qui s’écroulait devant lui et tournoyait avant de commencer à ramper lentement vers le côté Limbreth de la porte. Son visage était défiguré par le désespoir et il se demanda l’espace d’un court instant ce qui la poussait à agir comme elle le faisait. Un homme vêtu d’une cape noire au visage étrangement familier s’avança prestement au milieu du désordre, marchant vers le monde du Limbreth sans aucune réticence. Ki montait toujours Sigurd, comme si elle était collée à lui et Vandien la vit donner un coup de genou pour pousser sa monture à entrer dans l’ouverture créée par Hollyika.

Celle-ci s’était saisie de l’infortuné Gardien, qui se débattait comme un lapin entre ses bras.

— Je m’en vais t’équilibrer ta saloperie de porte, moi ! lui lança-t-elle d’une voix rendue épaisse par la lourdeur de l’air.

D’une main, elle le souleva de terre et le leva au-dessus de sa tête. L’esprit de Vandien lui hurlait qu’un désastre était sur le point de survenir. Entre ses cuisses, Sigmund l’avait senti lui aussi. Et, avec un coup d’épaule puissant qui poussa son frère à travers la porte, il plongea en avant comme s’il bondissait hors du lit inondé d’une rivière. Mais Vandien n’était pas encore sorti de la porte qu’il sentit l’air rougeâtre à l’intérieur se raréfier. Il eut brièvement l’image du Gardien, projeté du côté Limbreth de la porte, tourbillonnant dans les airs avant de disparaître d’un seul coup. Pendant une seconde, il entendit le rugissement amusé de Hollyika, accompagné d’un sourire carnassier.

Puis elle fut broyée par l’agonie. Du sang jaillit de ses oreilles et de son nez tandis que le cheval noir hurlait comme une femme. La porte était en train de lâcher, elle s’écroulait en une ruine qui était à la fois plus et moins que de la pierre. La noirceur même de la nuit s’affaissa sur elle-même, créant une obscurité qu’aucune lumière n’aurait pu percer. La détermination agressive de Hollyika n’était pas suffisante à elle seule pour maintenir l’existence de la porte. Mais elle suffit pour que Noir continue d’avancer et bondisse pratiquement hors de la porte avant de s’écrouler. Des pierres grosses comme le poing leur plurent dessus. Une nappe de poussière étouffante s’éleva tout autour ; Vandien perdit Ki de vue. Il bondit au bas de Sigmund et agrippa Hollyika, mais même la force que lui conférait sa peur ne fut pas suffisante pour la libérer. Un rocher venu le frapper au creux des épaules la plaqua sur elle et il lui servit de bouclier involontaire contre les débris qui suivirent. Le mur parut s’écrouler pendant une éternité avant qu’un silence aussi pesant que la pierre ne les recouvre avec miséricorde.

 

— Sont-ils passés ?

Une voix aussi puissante qu’un vent rageur s’engouffrait dans l’oreille de Vandien tout en lui secouant l’épaule. Il roula sur lui-même pour lui faire face et eut un mouvement de recul en découvrant un visage inhumain tout près du sien. Il avait déjà vu ces yeux bleu et blanc auparavant et le souvenir n’était pas rassurant. Il ouvrit la bouche pour parler, au lieu de quoi il se mit à cracher de la poussière.

— Sont-ils passés ?

La voix était insistante mais ce fut celle de Ki, aussi calme qu’un après-midi d’été, qui répondit.

— Je les ai aperçus de l’autre côté, avant qu’elle ne jette le Gardien vers eux. Ils étaient sortis de la porte et Dresh était plus loin de l’effondrement que nous.

Vandien roula lentement sur le dos. Rebeke se redressa en lui laissant assez d’espace pour se relever. Ki se contenta de lever les yeux vers lui, sans le toucher ni lui parler. Mais ses yeux cernés étaient pleins de regrets.

— Donc ils sont bien passés. Et la porte ne pourra plus jamais être ouverte. J’imagine que je devrais me sentir soulagée.

La voix de Rebeke était presque humaine. Cette nuit, le doute conférait une dimension mortelle à l’instrument parfaitement accordé qu’était la voix d’une Ventchanteuse.

Ki s’avança et Vandien vit qu’elle examinait les ruines. Une section tout entière du mur s’était écroulée, révélant une étendue de plaine jaune et aride et quelques arbres isolés. Le tas de débris semblait trop petit au regard de la taille de la brèche.

Vandien se souvint tardivement de Hollyika. Son cheval hennissait faiblement mais elle était immobile. Vandien fut surpris de voir Rebeke venir l’aider pour la tirer hors de sa selle. Libéré du poids de sa cavalière, Noir fit une tentative pour se relever. C’était pitoyable à voir, mais il finit par se remettre d’aplomb, tête baissée, si près du sol que ses naseaux touchaient presque les pavés. Il tremblait et des taches de transpiration avaient fait leur apparition sur sa robe noire. Mais il semblait miraculeusement indemne.

— Est-elle vivante ? demanda Vandien à Rebeke tandis que la Ventchanteuse se penchait sur Hollyika.

— Tu poses cette question au sujet d’une Brurjan ?

Y avait-il une trace d’humour dans sa voix flûtée ?

— Les Brurjan sont presque aussi durs à tuer que les Romni. Elle est assommée, et son ouïe ne sera plus jamais la même. Mais elle vivra pour pouvoir te dire qu’elle n’a plus aucune dette envers toi.

— Je ne comprendrai jamais pourquoi elle a fait ça. Qu’avait-elle à gagner en faisant traverser Ki ?

Il s’arrêta devant l’étrange regard que lui lançait Rebeke.

— Ils n’avaient aucunement l’intention de laisser Ki revenir. C’est l’accord qu’ils avaient passé avec nous : nous pourrions passer la porte si nous laissions Ki derrière nous.

— Vraiment ? Des négociateurs hors pair que ces Limbreth. J’espère qu’ils estiment que cet accord-ci était à leur avantage, car c’est le dernier qu’ils feront jamais en ce monde.

— Quel rôle avez-vous joué dans tout ça ? demanda Ki d’une voix égale.

— Un rôle dont tu ne devrais pas te soucier, car pour ma part, je ne me suis pas souciée de ton bien-être. Tu n’étais qu’un pion dans le gambit d’une autre, comme toujours.

Les mots étaient désobligeants mais les regards des deux femmes se croisèrent. Rebeke s’avança vers Ki pour libérer ses poignets toujours entravés.

Les yeux de Hollyika s’ouvrirent. Poussant un rugissement, elle se plaqua les mains sur les oreilles en oscillant d’avant en arrière. Rebeke jeta un regard dans la rue. L’aube approchait ; moins il resterait de traces des événements, mieux ce serait.

— Amène son cheval, lança-t-elle à Vandien.

Et, avec une force qui le stupéfia, la frêle Ventchanteuse tira la Brurjan sur ses pieds et entreprit de l’aider à marcher.

La porte du Limbreth
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